Témoignage d'un prof arrếté en revenant d'une manif

Témoignage d'un prof arrếté en revenant d'une manif Le témoignage est long, mais le lire est nécessaire, car oui nous en sommes là.


Ulysse VANNIERE


Les policiers portent un képi

Nous ne sommes pas en démocratie. Nous ne sommes pas dans un État de droit. Je crois
qu’il faut cesser d’abîmer ces mots-là, « démocratie », « État de droit », en les appliquant à
des réalités sociales et politiques qui ne leur correspondent pas.
Je ne l'écris pas pour en convaincre qui que ce soit, seulement pour relater, car cet
énoncé a acquis à mes yeux la valeur d'un fait, à l’occasion d’une garde à vue de trente-six
heures. On répondra qu’une seule expérience n’est pas suffisante pour juger de l’état de tout
un pays. Mais la récente banalité de cette expérience, loin d’être un cas isolé, oblige à prendre
les choses par l’autre bout : c’est qu’il n’y a guère besoin d’un événement plus exceptionnel
ou plus notable que celui-ci pour s’en rendre compte. Je ne l’écris pas pour convaincre car je
crois qu'il est impossible de convaincre ou d’ergoter après un récit de ce genre : les mots ont
un sens, ou bien ils n'en ont pas. Il s'agit de voir, ou de ne pas voir.
Lundi 20 mars 2023. Je rentre chez moi après une manifestation très calme à Evry
l'après-midi, avec des collègues (je suis professeur de philosophie), lors de laquelle les policiers
glissent entre eux : « C'est des profs...ils sont pas très virulents. » (on est les enfants sages de
la République, c’est bien connu). En début de soirée, la motion de censure contre le 49.3 est
rejetée. Au fil de la soirée, j'apprends par des amis et sur Twitter que des gens se rassemblent
sur diverses places parisiennes, pour dire ensemble leur regret face à cet échec et leur colère
contre le mépris qu'oppose le gouvernement à toute forme de débat, de négociation, de prise
en compte de la volonté populaire qui s'exprime dans la rue. Partageant ces sentiments, et
curieux de voir quelle forme prendraient ces mouvements, je me rends à Bastille où j'arrive
aux alentours de 23h. Quelques centaines de personnes sont rassemblées sur la place,
presque toutes des jeunes, l'ambiance est calme, les gens sont statiques et la police stationne
sur les marches de l'Opéra. Puis un cortège se forme et s'élance vers un boulevard. Je m'y
glisse et le suis à vive allure. On scande des slogans d'un élan renouvelé : un « Paris, debout,
soulève-toi ! » que beaucoup reprennent. Certains manifestants se contentent de marcher,
d'autres chantent, d'autres encore forment des barricades, renversent des poubelles ou
brisent des panneaux publicitaires. Régulièrement, je regarde derrière moi, à la fois pour
observer les événements et pour surveiller d'éventuelles sommations des policiers nous
intimant la dispersion, voire des charges. Au début, il n'y en a pas, puis un groupe de policiers
presse le pas derrière – sans que je puisse savoir s'il s'agit d'une charge ou non – et les
manifestants se mettent à courir. Je suis le mouvement, puis je prends des petites rues
adjacentes pour revenir en position d'observation, plus à l'écart.
Peu à peu, les groupes se scindent, se dispersent. Un groupe prévient : « ça arrive par la
gauche, ils embarquent ! », je prends donc à droite, je débouche sur un grand boulevard, sans
plus bien savoir où je suis. Sentant que la situation commence à se tendre peu à peu, je décidede rentrer chez moi. Je croise un groupe en sens inverse : « Prends dans l'autre sens, ça chauffe
par ici ! ». Je suis leur conseil et change de direction, jusqu'à voir une bouche de métro.
Essoufflé, je me force à courir pour ne pas me retrouver pris entre plusieurs feux. En
m'engouffrant dans la station, j'ai juste le temps d'apercevoir une voiture de police banalisée
(grosse berline noire, gyro sur le toit) passer sur le boulevard, faire un dérapage et un demi-
tour vers la station. Un pressentiment m'agite : qui cherchent-ils ? Je n'ai vu personne autour
de moi. Est-ce moi qu’ils poursuivent ? Mais pourquoi me poursuivre avec les grands moyens ?
L'idée commence à m'effrayer. Peu importe, on verra bien.
Sur le quai, je m'assieds sur un siège et attends la rame, entre deux autres personnes.
C'est calme : il n'y a pas grand monde à cette heure-ci, et pas de manifestants. Je regarde mes
messages sur mon téléphone. Sur ma gauche, un policier surgit, type CRS : entièrement en
armure, ganté, cagoulé, casqué. On ne voit que ses yeux. Il parcourt le quai d'un trait, droit
vers moi ; me saisit sans aucune sommation par le sweat, à la poitrine, et m'arrache au siège
d'un seul coup. Sidéré, m'attendant au moins à ce qu'il me parle, je n'oppose pas de résistance.
Il me plaque contre un mur :
-
Viens là, toi !
Qu’est-ce que vous me voulez, qu’est-ce que j’ai fait ?
Ta gueule ! Tu le sais très bien.
Il me traîne de nouveau violemment vers l'entrée de la station, loin des gens et
probablement des caméras.
-
-
Vous voyez bien que je résiste pas ! J’ai pas refusé d'obtempérer. Mais dites-moi au
moins pourquoi vous m’interpellez.
Ta gueule.
Il me plaque contre un autre mur, flanqué d'une collègue à lui.
-
A genoux.
En disant ça, il m’envoie un coup de genou dans la jambe. Je tombe. Puis
immédiatement :
-
Me prends pas pour un con, lève-toi !
Il me relève avec un coup de poing dans le ventre et ajoute :
-
Fils de pute.
Puis :
-
T’aimes ça, foutre le feu, hein ? Petite pute.
Je veux répondre que je ne sais même pas de quoi il me parle, que je n'ai pas de briquet
sur moi. Mais je ne peux pas parler : il m'étrangle en même temps.Il vide mes poches en jetant les objets (dont mon téléphone et mes clés) au sol. Voyant
le livre sur l'anarchisme qui se trouvait dans ma poche (ce qui n’est pas un crime), il observe :
-
C’est bien un livre de gaucho ça.
Je demande à une de ses collègues, à côté de moi et qui a très bien vu ce qui se passe,
si elle peut demander à son collègue de calmer le jeu car il vient de me frapper et de m’insulter
à deux reprises. Elle répond d'un ton mielleux :
-
Comment ça Monsieur ? Moi j’ai rien vu, rien entendu.
Elle appuie sa phrase d’un regard significatif. Se tourne vers son collègue brutal :
-
Tu as vu quelque chose toi ?
Je lui demande s'il peut seulement faire attention aux clés car je risque de les perdre et
j'en aurai besoin pour rentrer chez moi.
-
Mais tu crois que tu vas rentrer chez toi ?
Ils me menottent avec des serflex (des attaches en plastique). Je dis qu’ils me font mal.
-
Bouge pas !
En voyant qu’ils remettent mes objets dans la poche extérieure de ma veste, je
demande :
-
-
Est-ce que je peux seulement vous demander de remettre mes clés et mon
téléphone dans ma poche intérieure où ils étaient ? Ils risquent de tomber sinon.
Non.
T’as vu ? lance la policière à son collègue. Ils se prennent pour des princes
maintenant. On arrête des princes !
Ils me poussent pour me faire avancer. J’ai pensé très fort que le Prince, il était à l’Élysée.
On me met dans une voiture de la BAC (Brigade Anti Criminalité). Les policiers sont
méprisants, l'un me lance d’un ton dédaigneux :

-
T’as fait quoi toi ? Puis sans attendre ma réponse, il se tourne vers son collègue : Il a
fait quoi le paquet ?
Honnêtement je ne sais pas bien, on ne m’a pas dit clairement.
Ouais c’est ça, comme tous tes petits amis.
Entre leurs mains je suis un objet, un paquet qu’on se refile. On m’a collé une étiquette
dessus et je ne sais pas où je vais, ni pourquoi on me transporte ainsi.
-
-
T’es quoi toi, étudiant ?
Je suis prof.-
Prof… Eh ben, moi qui avais encore un peu de respect pour les profs ! S’ils
ressemblent à ça… Tes parents seraient fiers de toi !
Me tombe dessus pendant tout le trajet un tombereau de mépris paternaliste. Je
réponds qu’au jeu des clichés, je ne suis peut-être pas le moins bien placé dans une voiture de
la BAC. Mais ils n’ont pas semblé l’entendre.
Arrivée au commissariat. On me met dans une première salle d'attente, les liens encore
attachés. Je demande si je peux avoir un verre d’eau.
-
Plus tard.
Je demande si l’on peut enlever mes liens puisque je suis immobile, qu’ils sont trois
hommes devant moi dont un avec un fusil d’assaut et qu’ils voient bien que je ne suis pas
belliqueux.
-
Plus tard.
Des policiers vont et viennent. L’un d’eux passe devant moi et croise mon regard. Je lui
dis :
-
Bonsoir.
Il me répond par un doigt d’honneur et s’éloigne.
Je reste ici à peu près une heure, sans avoir le droit de strictement rien faire, n'ayant
toujours aucune information sur ce qu'on me reproche, n'ayant pu prévenir personne.
On me fait monter dans un bureau. Une OPJ (Officier de Police Judiciaire, qui est
habilitée à enregistrer les dépositions et à faire les auditions) me demande des informations
d'identité élémentaires, puis plus personnelles. Personne ne m'a lu mes droits, je ne sais pas
à quoi je suis tenu de répondre et à quelles questions je peux opposer le silence. On me
demande si je veux voir un médecin, un avocat et si je veux contacter un proche. Je prends
l'avocat (commis d'office) et le contact à un proche. Je demande à mettre un sms à ma
compagne, pour ne pas la réveiller (il était 1h30 du matin), et à prévenir aussi une collègue
qui devait venir me chercher en covoiturage le lendemain matin. L'OPJ refuse :
-
C’est soit l’un, soit l’autre.
Est-ce que je peux au moins prévenir mon employeur ? Je dois surveiller les épreuves
du bac demain.
C’est soit l’un, soit l’autre.
Je me résous à contacter ma compagne, en me disant que je lui demanderai de contacter
le lycée et ma collègue elle-même. Mais l'OPJ répond que j'ai seulement le droit de lui donner
le numéro de ma compagne, à qui elle laissera un message elle-même.
Puis elle me tend une feuille et m’ordonne :-
Signez là.
A cette occasion seulement on défait mes liens, pour que je puisse signer. Je réponds :
-
Qu’est-ce que c’est ? Je peux le lire d’abord ?
C’est le procès-verbal.
Je ne peux pas signer si je ne sais pas ce que ça dit. Je voudrais seulement prendre
une minute pour lire la feuille avant de la signer.
Bon, tant pis, si vous refusez de signer, c’est vous qui voyez…
Ce n’est pas que je refuse, c’est que je ne sais même pas de quoi je suis accusé et on
me demande de signer une déclaration que je n’ai pas eu le temps de lire !
Elle me retire la feuille et déclare :
-
Vous avez cramé une poubelle.
Je ne sais pas de quel chef d’accusation il s’agit précisément, ni la peine encourue. Mais
je me sais innocent :
-
-
J’aurais eu du mal, je n’avais même pas de briquet sur moi ! Les policiers m’ont
fouillé, ils peuvent le confirmer.
Oui enfin un briquet, ça se jette.
De la vingtaine de policiers qui m'ont demandé pourquoi j'étais là, tous m'ont répondu
ça, et l'un m'a même dit « quand t'es en garde à vue, c'est pas par hasard ». J’ai dit : certes
mais à ce compte-là, on peut emprisonner tout Paris. Soyons clairs : si une simple accusation
vaut condamnation et culpabilité, ce n'est pas un Etat de droit.
On m'a descendu en cellule. J'ai dû laisser tout ce que j'avais sur moi, même les lacets
de mes chaussures et ma boucle d'oreille : comme je n'arrivais pas à l'enlever, deux policiers
ont sorti une tenaille. J'ai demandé un miroir pour l'enlever plus facilement, mais la tenaille
était la solution suivante.
Dans la cellule, c'est comme en prison. Peut-être même avec moins de droits et de
possibilités, puisque : pas de possibilité de prendre un livre (apparemment, on pourrait se
suicider avec : tout de même, c’est une drôle de conception de ce qu’est un livre), mais pas
non plus d'eau, ni de toilettes, ni de fenêtres, ni d'horloge. On est quatre, avec un tapis de sol
et une couverture par personne.
La cellule doit faire 6m² pour 4 personnes et il n'y a STRICTEMENT rien à faire. Chaque
heure passe comme une éternité, c'est vraiment un coup à devenir fou.
Il faut demander à un policier pour tout : pour boire, avoir l'heure, aller aux toilettes.
Les toilettes, c'est à la turque, sans eau ni papier, on n'a pas le droit de fermer la porte non
plus, elle doit rester entrouverte et donne sur le couloir où des gens passent souvent : oncomprend aisément ce qu’il y a d’humiliant. Dans la nuit, un cinquième jeune nous rejoindra :
il n'a pas de matelas ni de couverture, donc je lui prête le mien et je dors sur le sol avec la
couverture comme coussin.
De toute façon les lumières restent allumées toute la nuit, des néons aveuglants, des
gens hurlent dans les cellules voisines et les couloirs du commissariat : impossible de trouver
le sommeil.
J’ai un peu froid, on m'avait proposé de garder mon sweat avant d'entrer dans la cellule,
je me ravise donc et demande si je peux le récupérer quelques heures plus tard : « non,
impossible ». Je finis par m’endormir vers cinq heures du matin. Je suis en t-shirt, le froid me
réveille fréquemment.

Il y a très peu à manger.
Le lendemain matin, mes camarades de cellule reçoivent la visite de leur avocat et font
leur audition. A 15h, mon avocate n'est toujours pas là. Je crains la prolongation de la garde à
vue, car on peut nous garder 48h si le magistrat le décide, et il doit prendre sa décision à 19h
maximum puisqu'il finit sa journée ensuite : si on n'a pas pu être auditionné avant, il risque de
prolonger la garde à vue et on est reparti jusqu’au lendemain 8h au moins. Ce qui fait : de 19h
à 8h, soit 13h à attendre de nouveau, dans le vide et le dénuement total, avant que l’affaire
puisse avancer.

Une OPJ vient me voir : « Vous êtes sûr que vous voulez un avocat ? » Comme je ne sais
absolument pas à quoi m'attendre, que personne ne m'a mis en confiance et que tout le
monde m'a considéré coupable, je réponds oui. Elle fait demi-tour et rétorque, de dos : « Ben
tant pis pour toi, tu resteras là alors. » Traduction : tu nous les casses avec tes droits ; moins
tu les exerceras, plus vite tu sortiras d’ici. On appellera ça « accélérer la procédure ». J’appelle
ça du chantage et des coups de pression.
On prend mes empreintes digitales et mon ADN. On ne me demande pas mon avis ; de
toute façon, j’apprendrai plus tard que je peux refuser, mais que ce refus est considéré comme
une infraction.
Mon avocate finit par arriver vers 17h et je lui explique la situation : mon profil,
l'interpellation, la situation en cellule. Je ne peux lui parler que 30 minutes maximum. Elle me
dit que les policiers voudront sans doute voir mon téléphone et accéder à mes photos, vidéos,
messages, positions GPS. Elle m’explique : je peux refuser de leur donner mes codes, mais
c'est considéré comme une infraction en plus. On est emmenés dans un bureau pour
l'audition. Là je raconte ce qu'il s'est passé, et l'OPJ me pose des questions qui me semblent
très orientées et à charge : « Un commissaire vous a vu mettre le feu à une poubelle : qu'est-
ce qui montre que vous n'avez pas tout simplement jeté votre briquet ensuite ? » « Mais pourquoi avoir voulu vous rendre sur les lieux d'une manifestation ce soir-là ? » « Est-ce que
vous pensez que manifester peut changer les choses ? » « Vous êtes souvent en
manifestation ? » « Pourquoi vous ne participez pas plutôt à celles qui étaient pacifiques ? »
« Pourquoi avez-vous couru lorsque vous avez rejoint la station de métro ? »
Le rapport manque de précision à des endroits parfois cruciaux, à tel point que mes
propos s’en trouvent déformés. Exemple : à la question « comment le commissaire qui vous a
identifié en flagrant délit de mettre le feu à une poubelle aurait-il pu se tromper ? », je
réponds qu’à mon avis, ou bien il m’a confondu avec une autre personne qui, quant à elle, a
bien mis le feu à une poubelle, ou bien il m’a vu passer devant une poubelle déjà enflammée,
ce qui lui aura fait croire que j’étais l’auteur du feu. Dans la déposition, c’est rendu par quelque
chose comme : « le commissaire m’a confondu avec quelqu’un d’autre qui a mis le feu à une
poubelle ou avec une poubelle que j’aurais déjà enflammée ». Cette version déforme mes
propos et laisse entendre que j’aurais bien pu avoir mis le feu à une poubelle (acte qui peut
vous valoir jusqu’à dix ans d’emprisonnement 1 ). (J’aimerais avoir le document pour montrer
la version exacte mais on ne m’en a laissé aucune copie.) N’ayant pas pour habitude de signer
à la légère des propos qui m’engagent ainsi, je fais valoir ce point et demande à ce que la
phrase soit réécrite, puis relis attentivement la deuxième version. L’OPJ : « Si vous voulez
sortir ce soir, il faudrait faire vite. »
Madame, si ces trois minutes supplémentaires ne vous sont pas moins précieuses qu’à
moi, elles vous sont certainement moins décisives : quitte à passer pour un prince, souffrez
donc que nous les prenions.

Je reviens en cellule, où l'OPJ me dit que ma garde à vue est prolongée : je resterai une
nuit de plus. Vers 19h, un policier entre dans la cellule et me demande si ça va. C'est la
première personne à me demander ça depuis le début. Il me dit qu'il est lieutenant et me
donne plus d'informations : il me propose de lui expliquer plus clairement ma version des faits.
Il me propose aussi un moyen pour gagner du temps : on a les bandes de vidéosurveillance
d'une caméra donnant sur la poubelle en feu qu'on m'accuse d'avoir incendiée, donc il me dit
que si je suis d'accord, il peut me prendre en photo avec les vêtements que je portais lors de
l'interpellation, pour les recouper avec les images des caméras. Comme je sais bien que je n'ai
pas fait ce dont on m’accuse et qu'on en aura la preuve grâce aux caméras, j'accepte.
On monte ensuite dans son bureau, où je lui explique ma version. Je le sens bien plus
réfléchi que les autres et je sens qu'il a plus de hauteur de vue : il s'informe un peu de qui je
suis, puis m'explique comment fonctionne l'enquête, qu'ils instruisent à charge et à décharge
etc. Il me demande enfin : « Juste entre nous, cette poubelle, vous l'avez cramée ou pas ? »
J'ai répondu encore une fois non, et que vraiment je n'avais même pas ne serait-ce qu'un
briquet sur moi. Mes messages et mes vidéos sur mon téléphone ne montrent rien non plus
1
Et 150 000 euros d’amende. Voir art. 322-6 du Code pénal.qui m'incriminerait. Il m'informe alors que si je veux faire état des violences subies, je peux
écrire à l'IGPN etc.
Il a fallu en passer par tout ça pour avoir UN policier qui fournisse un travail équilibré,
correct et impartial. C'est littéralement la seule personne qui a employé le conditionnel pour
parler des faits dont on m’accusait : « la poubelle à laquelle vous auriez mis le feu », quand
pour tous les autres, c'était « la poubelle que vous avez enflammée ». Pourquoi ai-je le
sentiment que cet officier est mon seul allié dans un lieu hostile ? Pourquoi ai-je le sentiment
de devoir le remercier pour son intelligence et son humanité, alors qu’il a seulement fait son
travail ? Qu’est-ce que cela dit des autres policiers, CRS, Bacqueux, OPJ auxquels j’ai eu affaire
tout au long de cette histoire ?

A 21h30, il revient : « J'ai regardé les bandes, on voit bien que ce n'est pas vous. Mais
comme le magistrat a prolongé la garde à vue et qu'il faut son accord pour sortir, vous devrez
passer la nuit en garde à vue et il y aura du nouveau quand il verra les vidéos demain matin. »
Nouvelle nuit en cellule. Nous ne sommes plus que deux avec mon collègue de cellule,
un manifestant qui a conservé quelques marques après avoir eu l’idée saugrenue de glisser sa
tête entre le sol et la botte d’un CRS passant par là.
Dans la guérite à côté de notre cellule, quatre policiers s’amusent devant un type
complètement saoul qui crie en espagnol. Ils l’ont récupéré dehors, disent-ils à un collègue, et
il les amuse beaucoup, donc ils le gardent un peu dans le bureau avant de le mettre en cellule.
Le type est en t-shirt et caleçon, ils le laissent comme ça, mais menotté quand même. Quand
il se met à hurler franchement : « Ta gueule ! ». Quand il ne dit plus rien : « Allez chico, dis-
nous un truc en espagnol. » Lui n’a pas l’air de comprendre ce qui lui arrive.
Comme je m'ennuie, je fabrique un jeu d'échecs avec les éléments du kit d'hygiène : un
kleenex est découpé en quatre « cases » sur quatre, un plateau d’échecs en fait 8x8, en
mettant quatre kleenex en carré, cela fait un plateau. Pour mieux voir les diagonales, je colore
une case sur deux avec ce qu’il reste de mon jus d’orange du matin. Des emballages de
lingettes et des miettes de biscuit feront les pièces. Le lendemain matin, mon collègue me dit
qu’il a amélioré le jeu que j’avais laissé dans un coin, en trouvant un système pour représenter
deux couleurs différentes entre les pièces noires et les blanches. Deux policières passent
devant notre cellule et s’arrêtent intriguées. Elles braquent leur lampe torche sur nous et
s’exclament : « Regarde, ils ont fait un jeu d’échecs… C’est du génie ! On peut prendre une
photo ? ». J’ai la désagréable impression d’être dans un zoo, du mauvais côté du grillage.
Le lendemain, on attend lui et moi jusqu'à 11h, sans que littéralement personne ne nous
donne aucune information. On ne sait pas ce qu'on attend, ni qui, ni quand ça viendra.Finalement, une OPJ me dit « vous êtes libre Monsieur ». Comme je remarque qu’elle n’a pas
dit « innocent », le mot qui nommerait réellement une erreur d’appréciation de leur part,
j’essaye de le lui faire admettre. « On est d'accord que je n'ai pas brûlé de poubelle ? Vous
savez que c'est ce que tout le monde dans ce commissariat insinuait, sans aucune preuve, avec
même des bandes vidéos qui montraient le contraire ? On est d'accord que je suis innocent ? »
Elle : « la meilleure solution pour éviter ça, c'est de ne pas aller dans ces manifestations. La
prochaine fois, restez au lit avec votre femme » (je cite littéralement). Son conseil a l'arrière-
goût amer d'une pastille Vichy. Donc la solution pour éviter la brutalité des policiers, ce n'est
pas une meilleure formation, la désescalade du conflit, ou encore un moindre recours au 49.3
pour amoindrir la colère des gens : la solution, c'est de ne pas sortir dans la rue. Soit on est
content, soit on se tait : simple. Il fallait y penser.

Elle me confirme que l'affaire est classée sans suites, mais ajoute que la police a mes
empreintes, mon ADN, toutes mes informations personnelles et que je suis fiché, fichage qui
demeure à vie. Désormais, je suis « connu des services de police ».
Elle me dit de ne pas oublier mon livre, La morale anarchiste de Kropotkine. Je réponds
que je le lui conseille. Elle dit qu'elle s'en passera bien, et un policier à côté : « pour faire quoi
? Du bois de cheminée ? » La lumière à tous les étages, donc.
Je ne suis pas bien sûr d'avoir saisi le métier de ces gens, qui n’ont eu de cesse de
proclamer que je n’étais « pas là par hasard » et que j’avais « cramé une poubelle », pour finir
par me donner un conseil politique avisé, celui de rester chez moi plutôt que d’exercer mon
droit de manifestation. Qui sont ces esprits géniaux qui, en toute impartialité, parviennent à
être à la fois policiers, juges d'instruction, juges du pénal et politologues, et tout cela sans rien
lire qui s'écarte tant soit peu du manuel d'instruction d'un flashball ?
Enfin, je me rends compte en sortant que j'ai disparu pendant 36h. Je n'ai pu en informer
quasiment personne, mes deux lycées ne le savaient pas, ni beaucoup de mes proches. Je
voudrais avoir un document qui prouve où j'étais. Surtout, je suis innocenté mais j'aimerais
avoir une preuve de cette innocence. Je demande à l'accueil à avoir une copie de ma
déposition, une attestation de garde à vue, quelque chose comme ça : « on ne donne aucun
document. » Ce sera tout.

Convenons qu’une règle arbitraire, à laquelle on n'est tenu qu'aussi longtemps qu'on le
veut bien, n'est pas une règle de droit. Dès lors, de bout en bout (depuis le début de
l'interpellation jusqu'au moment où je sortais enfin du commissariat), c'était une zone de non-
droit. Je n'entends pas par-là que le droit français ordinaire ne s'y appliquait absolument pas ;
mais qu'il s'appliquait de façon lâche, au bon vouloir de l'institution et de ses membres et avec
les errements qu'ils souhaitaient, quand les prévenus restent, eux, dans l’ignorance plus ou
moins entretenue de leurs propres droits. Nombre de mes droits ont été bafoués, et cela parce
que les policiers en avaient le pouvoir. Nulle part dans ma vie mes droits n’ont été aussi
souvent, profondément et impunément bafoués que durant ces trente-six heures entre les
mains de la police.Quelles leçons en tirer ?

Si on enlève l'uniforme policier, l'histoire tient en peu de mots mais elle prend une autre
tournure : un homme cagoulé et armé jusqu'aux dents m'a pourchassé en voiture, puis jusque
sur le quai du métro, il m'a traîné dans un coin à l'abri des caméras, frappé, insulté et menacé,
couvert par ses collègues autour de moi. Puis on m'a menotté, mis dans une voiture, et
enfermé pendant deux jours et deux nuits dans une cave, sans motif ni information, sans me
donner un droit de réponse durant les 20 premières heures. Enfin, on m'a averti de ne plus
sortir dans la rue pour exprimer mon avis, sinon cela recommencerait. Je ne vois pas grande
différence avec une séquestration par des voyous. Ou plutôt, l'honnêteté m'oblige à en
remarquer une : les policiers portent un képi.

Bref, il est possible pour à peu près n'importe qui de se retrouver frappé, insulté et
enfermé pendant 24 voire 48h, parfois même condamné ensuite, sur la simple parole d'un
policier. On répondra que ce policier a fait une erreur et que l'erreur est humaine. Certes, et
personne ne peut totalement s'en prémunir. Le problème n'est pas l'erreur humaine en soi.
Le problème est que cette erreur s'insère dans une institution qui les couvre, les encourage et
les multiplie. (Un des policiers a dit à son collègue la première nuit, en me désignant : « on n'a
pas grand-chose, il a pas l'air très dangereux lui », l'autre a répondu « au moins ça fera du
chiffre ») Le problème est que cette erreur entraîne la machinerie aveugle d’une institution
qui lui emboîte le pas et déchaîne un torrent de violence injustifiable. Le problème, enfin, est
que ces erreurs humaines s'accumulent, sans jamais ouvrir la voie à une remise en question
de l'institution et de son fonctionnement interne, voire tout simplement de sa légitimité à
exister comme telle, sans jamais déboucher sur autre chose que ce discours ânonné un peu
partout : le récit de la « brebis galeuse », du service de police remplissant son office mais qui
compte quelque part, isolé du reste du troupeau, un « élément problématique », un policier
un peu dur sur la matraque… Cela peut prendre aussi l’allure de la fable du bon fonctionnaire
en temps normal qui, ce soir-là, malencontreusement, aurait dérapé. Ce récit de la brebis
galeuse est un mythe.

Il faut ajouter d'ailleurs que s'il n'y a pas de brebis galeuse du côté des auteurs de
violences policières, il n'y en a pas non plus du côté des victimes : le récit de « l'infortuné
passant qui se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment » est un mythe, symétrique
au premier. Ce « n'importe qui » qui peut se retrouver embarqué pour un oui pour un non
n'est précisément pas « n’importe qui » : il n’est pas plus fortuit, aléatoire et idiosyncratique
que ne le sont les violences perpétrées par l'institution policière. Statistiquement, j'aurais très
bien pu ne pas vivre ce que j'ai vécu : blanc, salarié, ayant fait beaucoup d'études, je n'ai pas
le profil des victimes communes de ces violences. Mais si j'avais été noir, si j'avais été à la rue,
si j'avais été ouvrier, cette expérience aurait été bien plus courante et bien plus précoce. Ce
sont des choses que je savais déjà, mais les vivre en est une autre : c'est comme passer tout àcoup de l'autre côté de la barrière, dans un vide juridique et social dans lequel on n'est plus
assuré de rien, dans lequel on est considéré comme déjà coupable et, au fond, toujours un
peu suspect. C'est un facteur de désocialisation immense pour ces catégories de la population
et une source évidente du rejet, voire de la haine que suscite la police. Si la prison est l'école
du crime 2 , la police est l'école de la rébellion.

Plutôt que d'un dysfonctionnement accidentel, on peut donc parler d'un
fonctionnement d'ensemble, d'une violence qui prend des allures de système, violence
produite par une fonctionnement institutionnalisé. Je ne veux pas dire que les individus qui
circulent au sein de ce système sont « malades » ou « méchants », je veux dire que ce système
induit et promeut des tendances à la violence, à l'humiliation et à l'abus de pouvoir qui
agissent sur les volontés des individus policiers. Ces tendances étant plus fortes que chaque
volonté prise individuellement, et donc s'imposant à ces volontés individuelles.
Je refuse donc de renvoyer dos à dos la violence des manifestants (même ceux du black
bloc) et la violence de l'institution policière. Déjà parce que je me suis senti plus en sécurité
en plein milieu de black bloc qui formaient des barricades et renversaient des poubelles que
dans la voiture des policiers ou dans le commissariat. Ensuite parce que les manifestants, quels
qu'ils soient, n'agissent pas au nom d'une institution qui prétend fournir un service public et
qui donne pour ce faire à ses agents des armes et des moyens légaux dont le reste de la
population ne dispose pas.

Enfin, pour essayer de cerner en termes plus globaux ce qu'on vit (outre le triomphe du
capitalisme néolibéral), il me semble qu'il y a dans ce pays une inflation du pouvoir exécutif
au profit des pouvoirs législatif et judiciaire. L'exécutif a phagocyté le pouvoir législatif, le
gouvernement ayant réduit le parti majoritaire à l'Assemblée à un parti fantoche sans identité
politique réelle, un simple organe de validation des lois proposées par l'exécutif. Cet
écrasement de l'exécutif sur le législatif s'est vu notamment ces dernières semaines, avec
l'absence quasi totale de débat parlementaire sur la réforme des retraites, se soldant par un
désormais classique 49.3 et l'échec d'une motion de censure pourtant transpartisane. Mais
l'exécutif a aussi phagocyté le pouvoir judiciaire, puisqu'il utilise désormais les magistrats
comme des relais de validation de sa politique répressive menée par une police dont j'ai déjà
détaillé les ressorts autoritaires et autocratiques. Il a ainsi établi une sorte de présomption de
culpabilité. Le Syndicat de la Magistrature, c'est-à-dire des magistrats professionnels qui
savent ce qu'ils font, vient de publier un communiqué à ce propos il y a deux jours, soit le lundi
de mon interpellation. En voici un extrait :
« Des centaines d’interpellations et de mesures de garde à vue ont été décidées depuis jeudi
dernier. La très grande majorité de ces mesures n’a reçu aucune suite judiciaire (à Paris, après la
Comme le montre par exemple ce rapport de l'Observatoire International des Prisons :
https://oip.org/en-bref/la-prison-permet-elle-de-p...
2manifestation de jeudi place de la Concorde, sur 292 gardes à vue de manifestant·es, seules 9 ont
donné lieu à des poursuites pénales).
Nous ne devons pas nous satisfaire de cette présentation de façade d’une autorité judiciaire
assumant son rôle en ne donnant pas suite à des mesures policières infondées. Ces chiffres
montrent que les forces de sécurité intérieure utilisent très abusivement la garde à vue, déclinaison
concrète d’une volonté politique de museler la contestation en brisant les manifestations en cours
et en dissuadant – par la peur – les manifestations futures.
Que peut l’autorité judiciaire face à cette violence d’État ? Comment incarner l’institution
constitutionnellement gardienne de la liberté individuelle, et donc chargée de contrôler les mesures
privatives de liberté et de mettre un terme à celles qui seraient infondées ?
Jouer pleinement notre rôle doit nous conduire à refuser le détournement de la procédure
pénale au profit du maintien de l’ordre, à refuser de donner un vernis judiciaire à des opérations
de police qui ne sont plus au service de la protection de la population mais de sa répression. »
Qu'on ne compte pas sur moi pour jouer le refrain du « ça dépend des individus, c'est
comme partout : il y a des méchants et des gentils, des bons flics et des mauvais flics ».
Souvent ce discours s'accompagne d'un autre, plus fréquent encore : la bavure et l'abus de
pouvoir seraient « l'exception », quand l'usage raisonnable de la force et l'emploi du dialogue
seraient « la règle ». Je sais aujourd'hui, pour en avoir fait l'expérience, que c'est l'inverse :
l'abus de pouvoir, l'emploi discrétionnaire de la force, les illégalités, la brutalité sont la règle,
et c'est le bon flic qui est l'exception. J'en ai croisé un : UN policier correct, c'est-à-dire à la fois
professionnel et humain, sur la cinquantaine auxquels j'ai eu affaire dans cette histoire. Fort
heureusement, c'était le chef du service : ce qui ne veut pas dire qu'il serait plus représentatif
de ce que serait « la véritable police » (je crois même que c'est l'inverse : si l'on veut connaître
le visage d'une institution, il faut observer ses mains, c'est-à-dire les agents sur le terrain). Ce
qui veut plutôt dire que si le bon flic sur lequel je suis tombé avait été un simple exécutant
sans pouvoir de décision, je n’aurais probablement pas pu être innocenté.
J'ai honte pour mon pays. Que l'on appelle « gardiens de la paix » les agents d'une telle
institution en dit long sur son éloignement du réel, et sur sa capacité à nous abuser. Je peux
le dire aujourd'hui même, et sans rougir : je crierai à l'unisson des autres « Tout le monde
déteste la police ». Parce que l'inverse, je l'ai vérifié : la police déteste tout le monde.

Paris, le 23 mars 2023

https://www.syndicat-magistrature.fr/notre-action/...
mouvement-social/2571-l-autorite-judiciaire-n-est-pas-au-service-de-la-repression-du-mouvement-social.html
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