Chronique des Indiens Guayaki - Extrait

Chronique des Indiens Guayaki - Extrait 1953. Les coatis ne se montraient pas ce jour-là plus nerveux que d’habitude. Sans doute s’acharnaient-ils, avec cette stupide obstination qui faisait rire les enfants, à ronger de leurs longues canines les arbustes ou les montants des abris à quoi leurs maîtres les retenaient prisonniers. Mais il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter, car ils ne cessaient jamais, en fait, de tenter de se libérer. En pure perte, d’ailleurs : la cordelette qui serrait sans ménagement le cou des animaux et les maintenait accolés tout contre le bois autour duquel on la nouait était trop courte pour leur permettre quelque mouvement que ce fut. À peine parvenaient-ils à atteindre de temps à autre l’écorce, alors déchiquetée à coups de dents rageurs. Personne n’y prêtait attention, sauf parfois les enfants pour s’en amuser un instant. Bien entendu, une agitation anormale des coatis ou même leurs cris aigus mettaient alors tous les Indiens sur leurs gardes. Les bita – animaux domestiques – leur signalaient ainsi la présence, à proximité du campement et surtout pendant la nuit, de visiteurs inconnus et probablement indésirables : quelque serpent que sa reptation distraite fourvoyait par là, ou bien le baipu, le jaguar insolent qui s’en venait rôder autour des feux aché. À son approche, les coatis devenaient fous : crainte ou colère, crachant de rage et le corps tordu dans le vain effort pour rompre leurs liens, ils s’étranglaient à moitié et leur vacarme alertait aussitôt les gens. Le plus souvent, rien d’extraordinaire ne se produisait. Le fauve, averti lui aussi que sa présence était éventée, rebroussait chemin, les coatis se calmaient peu à peu et tout le monde se rendormait.

Depuis un certain temps déjà, le baipu ne préoccupait plus beaucoup les Aché. Il se faisait d’ailleurs plus rare, et les jeunes gens eux-mêmes se rappelaient que, naguère, on entendait bien plus fréquemment le grognement rauque des jaguars en chasse. Les choses avaient changé dans la forêt, et les anciens évoquaient, plus étonnés de leur jeunesse libre que de l’amertume de leurs derniers ans, le temps où ils pouvaient se poster sur la rive de tel fleuve ou à l’orée de telle clairière, à l’affût des chevreuils assoiffés ou des cochons sauvages qui passaient sans discrétion. On n’allait plus maintenant chasser en ces lieux, ni en bien d’autres encore ; l’Ouest était devenu dangereux et les vieilles croyances, qui faisaient du côté du soleil couchant le séjour des âmes défuntes, paraissaient démenties de ce que la mort abandonnait sa demeure pour venir frapper les Aché. Ceux-ci, pendant toutes ces dernières années, avaient dû lui céder du terrain ; et en leur lent recul dans la forêt, vers l’est, ils laissaient en arrière, de temps à autre, le cadavre d’un compagnon. Les Aché savaient depuis toujours qu’il fallait se tenir à l’écart des savanes, éviter ces grandes îles que de toutes parts bat la forêt, passer au large des endroits découverts affectionnés des Beeru, qui n’aimaient pas trop s’en éloigner. Quelques chasseurs audacieux se risquaient néanmoins à s’approcher silencieusement des grands abris de ces êtres terribles. Ils s’arrêtaient à la limite de la forêt ; accroupis dans l’épais sous-bois ou juchés sur les basses branches d’un arbre, à la main l’arc chargé d’une flèche engagée sur la corde, ils observaient des heures durant, le cœur battant d’épouvante mais trop fascinés pour laisser trembler le corps, résignés à mourir mais calculant déjà la longueur du récit qu’ils feraient le soir de retour au campement lointain, impatients par avance des exclamations enthousiastes des hommes et des sanglots des femmes mais s’attendant à chaque instant à ce que les Beeru déclenchent leur tonnerre, ils observaient, prêts à fuir droit devant eux plus bruyamment que les tapirs et cependant plus immobiles que la forêt ; ils regardaient vivre les puissants aux bizarres coutumes, si mortellement puissants qu’on ne pouvait même pas voir en eux des ennemis (les ennemis étaient proches et familiers, on savait ce qu’il fallait faire avec un Machitara ou un Iröiangi, on pouvait prévoir leurs réactions et même – s’il s’agissait des Iröiangi – leur parler avant que les flèches joyeuses ne les transpercent ; mais que faire avec les Beeru ?), si nombreux et si prompts à grignoter de leurs feux la vieille forêt qu’ils étaient aussi absurdes que les perroquets et plus désespérants que les fourmis : les Aché guettaient les hommes blancs.

Il y fallait quelque bravoure et plus encore de sagesse ; aussi, peu de chasseurs consentaient-ils à trop s’écarter du territoire de la tribu, prenant ainsi mesure d’eux-mêmes à jouer jusqu’au bout ce jeu dangereux. Les animaux des Beeru, vaches et chevaux, broutaient paisiblement sans chercher à quitter leurs maîtres, que les Aché voyaient aller et venir, parfois lancés sur leur monture en d’incroyables courses. Les Indiens appréciaient assez l’élégance du cheval et le nommaient baipurä, le bel animal. Mais plus encore les émouvait la saveur de cette viande si douce. Depuis longtemps en effet, ils avaient pris l’habitude de tuer les chevaux isolés et les vaches somnolentes – les achi-purä, les belles cornes – quand la première blancheur de l’aube permettait aux chasseurs de bien diriger leurs flèches sur les animaux à demi endormis. L’époque du froid, de juin à août, était particulièrement propice car les bêtes abandonnaient alors la prairie pour se mettre à l’abri sous les arbres et échapper au vent glacé du sud. Plus méfiants que les vaches, les chevaux souvent disparaissaient au trot avant que les Aché ne parviennent à portée de trait. Mais les « belles cornes » étaient presque toujours une proie de choix. Cibles dérisoirement faciles par leur taille, mugissant sous la morsure des longues flèches qui parfois les traversaient de part en part lorsqu’elles ne se brisaient pas sur les os, elles s’abattaient rapidement, trébuchant sur les racines et sur les lianes. Il valait mieux que ce fût ainsi, car les Indiens ne poursuivaient presque jamais les animaux blessés hors de la forêt. Les hommes ne perdaient pas de temps à attendre la mort de la vache ; il fallait faire vite, avant que les Beeru n’arrivent, et prestement les couteaux de bambou tranchaient sans faiblir d’énormes quartiers sur l’animal encore vivant. Chaque homme jetait sur son épaule ce qu’il pouvait emporter de viande et tous disparaissaient dans la pénombre de la forêt, anxieux d’arriver sans encombre auprès des femmes et des enfants qui les attendaient le ventre vide. Souvent d’ailleurs, les longs moments passés à observer les Beeru permettaient aux Indiens de connaître les habitudes des animaux et les endroits où ils allaient de préférence. Le rire des Blancs leur parvenait aussi, quand ils n’en étaient pas trop éloignés : « Les Beeru rient très fort », pensaient, mécontents, les Indiens. Un être terrible était l’allié des Blancs. La puissance de ses hurlements, la fureur constante en laquelle il paraissait vivre et son acharnement à suivre la piste des Aché lorsqu’il l’avait flairée, tout cela les remplissait de crainte et des hommes braves à affronter le jaguar de leur seul arc couraient comme des femmes lorsque au loin se faisaient entendre les aboiements du baigi : ainsi nommaient-ils le chien, celui-qui-est-l’animal, la violence naturelle par excellence.

Or les chiens et leurs maîtres pénétraient de plus en plus profondément dans la forêt. Jadis, le partage était à peu près net : les Beeru dans la savane, les Aché dans les bois. Mais maintenant, les grands feux que les Blancs allumaient à la fin de l’hiver rongeaient peu à peu le territoire indien ; des chemins s’y ouvraient, par où les Beeru emportaient les troncs qu’ils coupaient, et la forêt passait peu à peu entre leurs mains. La vie des Aché s’en trouvait fort compliquée. Leur antique terrain de chasse se réduisait sans cesse ; quand un Beeru installait sa maison quelque part, il brûlait aussitôt un espace pour y planter son manioc et son maïs, ses chevaux et ses vaches se répandaient partout à l’entour, les chiens hurlaient et les enfants criaient : c’en était fait du silence, le gibier abandonnait cet endroit, on ne pouvait plus chasser. C’est pour cela que les jaguars partaient eux aussi. Et de toutes parts, les Beeru faisaient la même chose. Les rencontres avec eux étaient de plus en plus fréquentes, malgré toute la prudence des Aché, et maintenant il ne manquait presque jamais, dans la tribu, de femme au visage peint de noir et au crâne rasé, en deuil d’un parent, d’un frère ou d’un fils disparus. Car quelque chose d’incompréhensible, de plus effrayant que tout ce qu’ils connaissaient déjà mettait haine et angoisse au cœur des Aché : les Beeru les poursuivaient dans la forêt pour leur voler les kromi, les enfants. On ne savait pas pourquoi, on ignorait ce qu’ils en faisaient, nombreux déjà étaient les garçons et les filles enlevés par les Blancs. Les femmes pleuraient et chantaient tristement et les hommes, qui ne pouvaient comme elles verser des larmes, énervés par les sanglots stridents de leurs épouses, se battaient férocement à grands coups d’arcs, pour chasser de leur poitrine cette tristesse qui oppressait leur cœur et les faisait mourir à moitié. Quand les hommes avaient trop de peine, ils devenaient yma chija, des natures violentes : alors ils combattaient, ils voulaient frapper tout le monde. Les enfants fuyaient, les femmes criaient : « Ils veulent flécher ! ne fléchez pas ! ne fléchez paaas ! » Et de se précipiter bravement sur les hommes qui commençaient à s’exalter et à entrechoquer les flèches, bloquant de leur corps le bras prêt à lâcher la corde de l’arc. Les hommes se laissaient assez facilement calmer ; ils étaient à demi fâchés seulement, et un bon piy, un massage-caresse sur tout le corps, réussissait à les apaiser, bien que parfois un coup de poing assené sur la tête envoyât rouler la femme à terre.
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