Extrait de "Un féminisme décolonial" de Françoise Vergès

Extrait de "Un féminisme décolonial" de Françoise Vergès Le féminisme décolonial comme imaginaire utopique

Dans le contexte d’un capitalisme à la puissance destructrice redoublée, d’un racisme et d’un sexisme meurtriers, cet ouvrage affirme que oui, le féminisme que j’appelle féminisme de politique décoloniale est à défendre, développer, affirmer et mettre en pratique. Le féminisme de marronnage offre au féminisme décolonial un ancrage historique dans les luttes de résistance à la traite et à l’esclavage. J’appelle ici marronnage et marron•ne•s toutes les initiatives, toutes les actions, tous les gestes, les chants, les rituels qui la nuit ou le jour, cachés ou visibles, représentent une promesse radicale. Le marronnage affirmait la possibilité d’un futur quand ce dernier était forclos par la loi, l’Église, l’État, la culture qui proclamaient qu’il n’y avait pas d’alternative à l’esclavage, que celui-ci était aussi naturel que le jour et la nuit, que l’exclusion des Noir•e•s de l’humanité était chose naturelle. Les marron•ne•s firent apparaître l’aspect fictif de cette naturalisation et en brisant les codes elles/ils ont opéré une rupture radicale qui a déchiré le voile du mensonge. Elles/ils ont dessiné des territoires souverains au cœur même du système esclavagiste et ont proclamé leur liberté. Leurs rêves, leurs espoirs, leurs utopies, comme les raisons de leurs défaites, demeurent des espaces où puiser une pensée de l’action. Dès lors, il est une utopie, au sens de promesse radicale, qui est un terrain contre le capitalisme proclamant lui aussi qu’il n’y a pas d’alternative à son économie et à son idéologie, qu’il est aussi naturel que le jour et la nuit, et promettant même des solutions technologiques et scientifiques qui transformeront ses ruines en espaces de bonheur. Contre ces idéologies, le marronnage comme politique de la désobéissance affirme qu’il existe la possibilité d’une « futurité » (futurity), pour emprunter la notion aux féministes noires américaines. En s’affirmant marron, le féminisme s’ancre dans cette remise en question de la naturalisation de l’oppression, en se disant décolonial, il combat la colonialité du pouvoir. Mais s’inscrire dans le champ du féminisme est-il la réponse adaptée à la montée d’une fascisation politique, à la prédation capitaliste et à la destruction des conditions écologiques nécessaires aux êtres vivants, aux politiques de dépossession, de colonisation, d’effacement et de marchandisation, à la criminalisation et à la prison comme réponses à l’augmentation de la pauvreté ? Cela a-t-il un sens de disputer du terrain au féminisme civilisationnel, appelé aussi mainstream ou blanc bourgeois, qui pense corriger les injustices en partageant les postes entre femmes et hommes sur la base d’un 50/50 sans questionner l’organisation sociale, économique et culturelle et qui entend faire du genre, de la sexualité, de la classe, des origines, de la religion, une affaire entièrement privée ou une marchandise ? Combattre le fémonationisme et le fémi-impérialisme (j’en développe les contenus plus loin) sont aussi des arguments pour défendre le féminisme décolonial. Mais cela ne suffit pas. L’argument essentialiste d’une nature féminine qui serait plus à même de respecter la vie et de désirer une société juste et égalitaire ne tient pas, les femmes ne constituent ni spontanément ni en elles-mêmes une catégorie politique. Ce qui justifie une réappropriation du terme « féminisme », de ses théories et pratiques s’ancre dans la conscience d’une expérience profonde, concrète, quotidienne d’une oppression produite par la matrice État, patriarcat et capital, qui fabrique la catégorie « femmes » pour légitimer des politiques de reproduction et d’assignation toutes deux racialisées.

Les féminismes de politique décoloniale n’ont pas pour but d’améliorer le système existant mais de combattre toutes les formes d’oppression : la justice pour les femmes signifie la justice pour tous. Il n’entretient pas des espérances naïves, ne se nourrit pas du ressentiment ni de l’amertume ; nous savons que le chemin est long et parsemé d’embûches mais nous gardons en mémoire le courage et la résilience des femmes racisées à travers l’histoire. Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle vague du féminisme, mais de la poursuite des luttes d’émancipation des femmes du Sud global.

Les féminismes de politique décoloniale puisent dans les théories et pratiques que des femmes ont forgées sur le temps long au sein des luttes antiracistes, anticapitalistes et anticoloniales – participant à élargir les théories de libération et d’émancipation à travers le monde. Il s’agit de combattre fermement la violence policière et la militarisation accélérée de la société comme la conception de la sécurité qui confie à l’armée, à la justice de classe/raciale et à la police le soin de l’assurer. Cela consiste en un rejet du féminisme carcéral et punitif.

Dans cette cartographie des luttes des femmes du Sud, l’esclavage colonial garde à mes yeux un rôle fondateur. Il constitue la « matrice de la race », pour reprendre l’expression si juste de la philosophe Elsa Dorlin, et relie l’histoire de l’accumulation des richesses, de l’économie plantationnaire et du viol (fondement d’une politique de la reproduction dans la colonie) à l’histoire de la destruction systématique des liens sociaux et familiaux et au nœud race/classe/genre/sexualité. La temporalité esclavage/abolition renvoie l’esclavage colonial à un passé historique et, dès lors, ignore comment ses stratégies de racialisation et de sexualisation continuent à porter leurs ombres sur notre temps. L’immense apport de l’afro-féminisme (Brésil, États-Unis) sur l’importance de l’esclavage colonial dans la formation du monde moderne et l’invention du monde blanc, de son rôle dans l’interdiction des liens familiaux, n’a pourtant toujours pas affecté les analyses du féminisme blanc bourgeois. Des féministes en Occident ont certes analysé comment se construit la « bonne maternité », la « bonne mère » et le « bon père » de la famille hétéronormée, mais sans jamais prendre en compte le « choc en retour » de l’esclavage et du colonialisme. On sait que sous l’esclavage on pouvait à tout moment arracher les enfants à leurs mères, qu’elles n’étaient pas autorisées à les défendre, que les femmes noires étaient à la disposition des enfants de leurs propriétaires comme nourrices, que leurs enfants étaient à la disposition des enfants du maître comme compagnes ou compagnons de jeux, que petites filles et femmes noires étaient exploitées sexuellement, et que tous ces rôles étaient soumis aux caprices du maître, de son épouse et de ses enfants. Les hommes étaient privés du rôle social de père et de compagnon. Cette destruction de liens familiaux qui était établie par la loi continue à porter son ombre sur les politiques familiales visant les minorités racisées et les peuples autochtones.

Femmes blanches et femmes du Sud global

On le sait, les femmes blanches n’aiment pas qu’on leur dise qu’elles sont blanches. Être blanc a été construit comme étant si ordinaire, si dénué de caractéristiques, si normal, si dépourvu de sens que, comme le signale Gloria Wekker dans White Innocence. Paradoxes of Colonialism and Race, il est pratiquement impossible de faire reconnaître à une Blanche qu’elle est blanche. Vous le lui dites, et elle est bouleversée, agressive, horrifiée, pratiquement en larmes. Elle trouve votre remarque « raciste ». Pour Fatima El Tayeb, dire que la pensée européenne moderne a donné naissance à la race représente une violation insupportable de ce qui est cher aux Européen•ne•s, l’idée d’un continent « color-blind », dépourvu de l’idéologie dévastatrice qu’il a exporté à travers le monde entier. Le sentiment d’être innocente est au cœur de cette incapacité à se voir comme blanche et donc de se protéger de toute responsabilité dans l’ordre du monde actuel. Et il ne pourrait dès lors y avoir de féminisme blanc (puisqu’il n’y a pas de Blanches), mais un féminisme universel. L’idéologie des droits des femmes que le féminisme civilisationnel promeut ne saurait être raciste puisqu’elle émane d’un continent exempt de tout racisme. Avant de poursuivre, il convient de répéter – puisque toute référence à l’existence de la blancheur entraîne une accusation de « racisme à l’envers » – qu’il ne s’agit pas de couleur de peau, ni de tout racialiser, mais de faire admettre que la longue histoire de la racialisation en Europe (à travers l’antisémitisme, l’invention de la « race noire », de la « race asiatique », ou de « l’Orient ») n’a pas été sans conséquences sur la conception de l’humain, de la sexualité, des droits naturels, de la beauté et de la laideur… Admettre être blanche, c’est-à-dire admettre que des privilèges ont été historiquement accordés à cette couleur – privilèges qui peuvent être aussi banals que de pouvoir entrer dans un magasin sans être automatiquement soupçonnée de vouloir y voler, de ne pas avoir à s’entendre dire systématiquement que l’appartement que l’on souhaite est déjà loué, d’être naturellement prise pour l’avocate et non son assistante, pour le médecin et non l’aide-soignante, pour l’actrice et non la femme de ménage… –, serait déjà faire un grand pas. Il est admis que des femmes blanches ont su être réellement solidaires des luttes de l’antiracisme politique. Mais les femmes blanches doivent aussi comprendre la fatigue ressentie quand il faut toujours les éduquer sur leur propre histoire. Pourtant, une large bibliothèque sur ces thèmes est disponible. Qu’est-ce qui les retient ? Pourquoi attendent-elles d’être éduquées ? Certaines disent que nous oublions la classe, que le racisme a été inventé pour diviser la classe ouvrière, que nous favorisons paradoxalement l’extrême droite en parlant de « race ». C’est toujours aux racisées d’expliquer, de justifier, d’accumuler les faits, les chiffres alors que faits et chiffres, ni sens moral, ne changent quoi que ce soit au rapport de force. Reni Edo Lodge exprime un sentiment familier et légitime quand elle explique : « Pourquoi je ne veux plus parler de race avec les Blancs ». Prétendre que le débat sur le racisme peut se dérouler comme si les deux parties étaient à égalité est illusoire, écrit-elle, et ce n’est pas à celles et ceux qui n’ont jamais été victimes de racisme d’imposer le cadre de la discussion.

La femme blanche a littéralement été une production de la colonie. Dans La Matrice de la race, la philosophe Elsa Dorlin explique comment, aux Amériques, les premiers naturalistes ont pris modèle sur la différence sexuelle pour élaborer le concept de « race » : les Indiens aux Caraïbes ou les esclaves déportés seraient des populations au tempérament pathogène, efféminé et faible. On passe, écrit Dorlin, de la définition d’un « tempérament de sexe » à celle d’un « tempérament de race ». Le modèle féminin de la « mère », blanche, saine et maternelle, opposé aux figures d’une féminité « dégénérée » – la sorcière, l’esclave africaine –, donne corps à la Nation, conclut la philosophe. Les femmes européennes n’échappent pas à la division épistémologique qui s’opère au XVIe siècle et réduit à la « non-existence » une somme considérable de connaissances26. À leurs yeux, les femmes du Sud sont privées de savoirs, d’une réelle conception de la liberté, de ce qui fait famille ou de ce qui constitue être « une femme » (qui ne serait pas nécessairement lié au genre ou au sexe définis à la naissance). Se percevant comme victimes des hommes (et de fait elles sont restées mineures dans la loi pendant des siècles), elles ne voient pas que leur désir d’égalité avec ces hommes repose sur l’exclusion de femmes et d’hommes racisé•e•s et que la conception européenne du monde, de la modernité dans laquelle elles s’inscrivent, renvoie femmes et hommes qui n’appartiennent ni à leur classe ni à leur race à une inégalité de fait et de droit. En faisant de leur expérience, souvent celle de femmes de la classe bourgeoise, un universel, elles contribuent à la division du monde en deux : civilisés/barbares, femmes/hommes, Blancs/Noirs, et la conception binaire du genre devient un universel. Maria Lugones a ainsi parlé de « colonialité du genre » : l’expérience historique des femmes colonisées n’est pas seulement celle d’une minoration raciale, écrit-elle, mais aussi celle d’une assignation sexuelle. Les femmes colonisées sont réinventées comme « femmes » à partir des normes, des critères et des pratiques discriminatoires expérimentés dans l’Europe médiévale. Les femmes racialisées ont dès lors fait face à un double assujettissement : celui des colonisateurs et celui des hommes colonisés. La philosophe féministe nigériane Oyèrónkẹ Oyěwùmí remet elle aussi en question l’universalisme des formulations euro-modernes du genre. Elle y voit la manifestation de l’hégémonie du biologisme occidental et de la domination de l’idéologie euro-nord américaine dans la théorie féministe.
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